Source : L'Hebdo.ch 24/12/15
Rencontre avec l’écrivaine biélorusse Prix Nobel de littérature. Elle évoque son œuvre, qui raconte cette histoire russe imbibée de larmes et de douleur. Et parle de Vladimir Poutine, de sa vision de la «Grande Russie», qu’il décrit avec des mots que tout un chacun peut comprendre.
Au fil des trois heures d’entretien, Svetlana Aleksievitch ne cesse de s’excuser pour l’allure de son appartement. Elle a vécu quelques années en Allemagne, en France, en Italie, et connaît les standards occidentaux. Son trois-pièces minuscule se situe dans une gigantesque tour d’habitation de Minsk, la capitale biélorusse. Les murs de son logis sont tendus de tapis à la mode est-européenne. Mais elle a fait entrer le monde chez elle : photos du château de Neuschwanstein, en Bavière, d’une gondole à Venise, d’une pagode chinoise.
La cuisine est le lieu où l’on cause. Et c’est ainsi qu’elle a composé ses livres: dans la cuisine des gens. Elle y a interrogé les mères de soldats, les enfants de la guerre, les vétérans de l’Armée rouge de la Seconde Guerre mondiale, les survivants de Tchernobyl. Elle les a enregistrés et a tout mis à plat sur son bureau surmonté d’une photo de Fedor Dostoïevski. Il en résulte des collages de témoignages que l’on lit comme des romans d’un genre nouveau: La guerre n’a pas un visage de femme, Les cercueils de zinc, La supplication: Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse ou encore La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement.
Ces livres sont faits d’amour et de souffrance. La souffrance de ceux qui racontent la peur de la mort, la sujétion et la salissure. Et l’amour de cette femme qui a écouté des heures, des jours, des semaines, des années. Comme une compositrice, elle a rassemblé les témoignages en histoires, elle a mis en évidence la mélodie et la cadence de la vie en Europe de l’Est. Elle se borne à décrire et c’est ce qui donne à son travail toute son humanité: pourquoi l’homme fait-il la guerre? Quelle est l’essence de la guerre?
On dit que le président Alexandre Loukachenko vous a félicitée. Pourtant vous l’avez souvent critiqué sévèrement. Que vous a-t-il dit?
Rien. La TV a affirmé qu’il m’avait félicitée. La publication du prix Nobel tombait en même temps que l’élection présidentielle, de sorte que beaucoup d’observateurs étrangers étaient ici. L’information s’adressait à eux. Une semaine plus tard, une fois que les étrangers étaient partis, il a dit que je crachais dans la soupe, que je traînais le peuple biélorusse dans la boue.
Que disent vos voisins?
Ils m’ont félicitée. Ils sont fiers de moi.
Quel genre de personnes habitent ici?
A l’origine, l’immeuble a été construit pour les cadres du Parti. Ces dernières années, nombre d’entre eux se sont enrichis et ont emménagé dans des villas. Ils ont été remplacés par quelques artistes. Notez que l’immeuble a été agrandi d’une annexe où le prix d’un appartement vaut autour de 1 million de dollars.
A peu près la somme que vous vaut le prix Nobel.
Je ne suis pas intéressée par le luxe. La liberté m’importe davantage.
Vos livres sont insolites, ils sont organisés comme de grandes œuvres chorales. Ils exigent un gros effort, car ils reposent sur des centaines d’interviews. Comment travaillez-vous?
Il m’a fallu plusieurs années pour chaque livre. Dans le premier, il était question des femmes de l’Armée rouge. Elles avaient combattu contre les Allemands et avaient été spoliées de leur histoire, qui n’est pas apparue dans la version soviétique officielle de la guerre. J’ai voulu combler cette lacune. J’ai alors déniché des centaines de femmes. Pour mon livre sur la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, j’ai parlé avec ceux que l’on nommait les liquidateurs qui, armés de pelles, ont nettoyé le graphite du toit du réacteur. Peu après le désastre, ils étaient encore en vie. C’est ainsi que cela se passe chaque fois: je cherche des gens perturbés qui peuvent parler de ces choses-là. La plupart des gens grimpent sur le tapis roulant de la vie et n’ont jamais l’occasion de formaliser ce qu’ils ont vécu. Mes livres naissent de conversations avec des gens qui le font. Toute notre histoire est imbibée de larmes et de douleur. Je voudrais comprendre qui ils sont et ce que nous sommes.
Quand vous êtes-vous mise à l’écoute?
Mes parents étaient instituteurs. Durant mon enfance, il n’y avait pratiquement pas un homme au village, à part les vieux, mon père et le directeur de l’école. Les autres étaient tombés à la guerre, soldats ou partisans. Les femmes en parlaient entre elles et j’ai écouté.
C’est le début de votre vie d’écrivaine?
Possible. Je me suis éprise de la voix humaine et, plus tard seulement, j’ai compris que l’on pouvait transformer cette voix en un livre et que ce serait un livre important et utile, avec énormément de narrateurs. Le livre de ceux qui n’ont jamais rien raconté et à qui personne n’a jamais demandé ce qu’ils pensaient des grandes idées.
La plupart des protagonistes de vos livres sont des gens traumatisés.
A la différence de l’Occident, dans l’ancienne Union soviétique il n’y a pas de tradition de psychothérapie. Nous n’avons pratiquement pas de thérapeutes. C’est pourquoi nous parlons entre nous et ces conversations ont une fonction psychothérapeutique.
Vous vivez en Biélorussie, un pays qui a sa langue propre. Mais vous écrivez en russe. Pourquoi?
Mes livres ont une cohérence. Ils sont la chronique de l’âme rouge, l’histoire de l’homme utopique. J’y ai travaillé presque quarante ans. Ce sont les cent dernières années de notre histoire. Or cette utopie parlait russe.
L’«homo sovieticus».
Exactement. Le russe était la langue d’un immense espace, du grand laboratoire marxiste-léniniste. Cet espace était plus grand que la Russie. La Biélorussie, patrie de mon père, en faisait partie. Je suis née en Ukraine, d’où vient ma mère. La culture et la langue russes sont la grande agrafe qui tenait tout cela ensemble. En moi aussi.
Vladimir Poutine justifie sa soif de pouvoir par la protection de la «terre russe». Qu’est-ce qui différencie son monde du vôtre?
La différence n’est pas géographique ni lexicale. Reste que des mondes nous séparent. Quand Poutine parle de la «Grande Russie», il entend un pays édifié sur une mentalité militaire dont la tradition est aussi ancienne que l’histoire russe, sanguinolente et faite de conquêtes. Nous sommes des gens de guerre et, aux époques où nous n’avons pas fait la guerre, nous nous y sommes préparés. Dans le monde russe de Poutine, tout homme est un soldat.
On a cru un temps que la Russie deviendrait plus démocratique, qu’elle se réformerait.
Ça n’a pas marché, nous avons galvaudé nos chances.
Vous étiez une des intellectuelles de la perestroïka, de l’époque où l’Union soviétique s’ouvrait et se modernisait. Qu’est-ce qui a raté?
Dans les années 90, nous étions romantiques. Nous avons tenté d’entamer un dialogue avec le peuple. Mais le peuple est resté coi. Et personne ne comprenait pourquoi. C’était pourtant simple: nous avons confronté le peuple à des sujets trop compliqués à comprendre. La liberté, c’est quoi? Ce n’est que lorsque Poutine s’est mis à parler de «Grande Russie» que les gens ont compris. Pour atteindre le peuple, nous devons inventer une nouvelle langue.
Pensez-vous qu’un jour les choses iront mieux?
Je l’ai pensé, quand bien même je ne voyais pas de gens libres autour de moi. La plupart pensaient qu’il suffirait de descendre dans les rues et de hurler des slogans pour que la liberté nous tombe dessus. Mais personne n’a compris ce que la liberté suppose.
Après la fin de l’URSS, beaucoup de gens ont cru que l’Etat-nation serait un nouveau cadre de développement, qu’il constituerait une identité. En Géorgie, sur la Baltique, en Ukraine et en Biélorussie, partout sont nés des Etats-nations.
J’ai toujours cru aux idéaux nationaux mais je refuse d’accepter le nationalisme. Partout le nationalisme mène à des bains de sang. Je crois que nous devrions en premier lieu construire une démocratie. En Biélorussie, nous avons une population mélangée avec une forte minorité russe. Tous ces intellectuels devraient-ils quitter le pays? Ce serait trop bête. Mais nombreux sont ceux qui le souhaitaient.
On dirait que, pour vous, les années 90 ont été une période d’erreurs.
C’était une belle période, naïve. Nous avons imaginé le peuple. Aujourd’hui, il nous faut admettre que Poutine et Loukachenko connaissent le peuple mieux que nous. Ils parlent sa langue.
Dans tous vos livres vous faites entendre la voix du peuple et en même temps vous prétendez ne pas l’avoir compris.
Si vous lisez mes livres attentivement, vous le verrez: on est en plein dans le sujet. Chacun proclame sa propre vérité: le communiste, le bourreau, le démocrate. Je tente de décrire ce gigantesque chaudron russe et tout ce qui y mijote. Je n’aime pas la notion d’«homo sovieticus». Car pour beaucoup de démocrates qui ne s’accommodent pas de leur déception, c’est devenu une insulte. Pas pour moi. Mon père était communiste, il s’est fait inhumer avec son livret du Parti. Si je haïssais mon peuple, je devrais aussi haïr mon père, mes amis, mes proches. Je voudrais les comprendre mieux.
Vous décririez-vous comme une «homo sovieticus»?
Bien sûr! J’ai dû parcourir beaucoup de chemin avant de me libérer intellectuellement. J’ai longtemps cru à un socialisme à visage humain. Ce n’est que lorsque je suis arrivée en Afghanistan et que j’ai vu ce que les troupes soviétiques y avaient fait que j’en suis rentrée désillusionnée.
La démocratie nécessite-t-elle plus de temps?
En Occident, on pense que les non-Occidentaux fonctionnent exactement comme les Occidentaux. Mais il y a des différences dictées par l’histoire et nous en sommes à des niveaux de développement politique différents. Des changements globaux nécessitent beaucoup plus que les vingt à vingt-cinq ans que nous avons eus. Il y faut plusieurs générations. La révolution d’octobre fut une tentative d’accélérer le cours du temps. Les bolcheviques disaient: «Nous allons pousser l’humanité vers le bonheur – d’une main de fer.» Ce fut l’échec.
La violence et la guerre vécues par les gens sous-tendent vos livres. En Occident, on s’est longtemps senti à l’abri. Le terrorisme dont l’Europe fait aujourd’hui l’expérience est-il une nouvelle forme de guerre?
Je n’ai plus une définition unique de la guerre. Il y a la guerre conventionnelle, sur laquelle j’ai écrit: la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Afghanistan. Et il y a Tchernobyl. Je me rappelle comment on a évacué les gens, surtout des vieux, des zones contaminées. Les vieux avaient connu la Seconde Guerre mondiale et ne comprenaient pas pourquoi ils devaient fuir: le soleil brillait, les souris vaquaient à leurs occupations, des soldats russes étaient là. Les vieux ne cessaient de demander: «C’est la guerre?» Je garde cette image en mémoire: un soldat emmène hors du village une vieille femme avec une passoire pleine d’œufs. Il y avait de vastes fosses où l’on devait jeter le beurre, le lait, les œufs et les enterrer tout de suite. C’était le monde à l’envers: il fallait laver les arbres et le bois de feu et enterrer les denrées alimentaires. Désormais, la mort avait beaucoup de nouveaux visages. L’eau pouvait tuer les gens quand ils allaient se baigner, la terre s’ils restaient trop longtemps assis. Le terrorisme est une nouvelle forme de guerre: nous sommes livrés à des fanatiques dérangés. Comment les combattre? Je l’ignore. Nous ne sommes strictement pas préparés à cela. L’humanité n’aura pas besoin de tous les missiles nucléaires qu’elle a accumulés. A l’avenir, on aura de tout autres guerres mais nul ne sait lesquelles.
En Russie, personne ne pense à la guerre d’Afghanistan quand on montre des photos des pilotes dont l’avion a été abattu par les Turcs?
Non. A une récente date anniversaire, Poutine a dit: «L’envoi de troupes soviétiques en Afghanistan fut une bonne décision.» Du coup, on évoque une guerre de héros. Et on accuse de plus en plus souvent Gorbatchev d’être un criminel pour avoir laissé l’Union soviétique se désagréger. Vingt-cinq ans ont passé, en Biélorussie la dictature de Loukachenko tient le coup et en Russie les gens ont été dépouillés et trompés. Il y a de la haine dans l’air.
Le prix Nobel a-t-il changé votre vie?
C’est un sentiment étrange de se retrouver en compagnie de poètes comme Joseph Brodsky et Boris Pasternak. Je ne me suis pas encore habituée à cette idée. A ma première conférence de presse, on m’a interrogée sur l’Ukraine et j’ai dit que Poutine y avait déclenché une guerre civile. Il y a peu, personne ne se serait intéressé à une telle déclaration. Maintenant, mes paroles ont du poids.