Source : BibliObs (Nouvel Obs) 22/02/13
Comment expliquer le maintien durable en Biélorussie d’un régime dans lequel tout citoyen est étroitement surveillé et le moindre opposant politique emprisonné? Par le poids de
l’histoire, les vertus de l’économie et l’habileté d’un démagogue.
Ici les cafés Internet exigent de leurs clients qu’ils montrent leurs papiers d’identité, et doivent communiquer aux autorités la liste des sites visités par chacun d’eux. Il n’y a plus de
journal indépendant depuis 2006 et la radio et la télévision sont contrôlées par l’État.
Après la dernière élection présidentielle de 2010, dont les résultats étaient truqués, le principal candidat d’opposition, Andrei Sannikau (2,4% des voix), a été arrêté par le KGB local et
condamné à cinq ans de prison ferme. Dans les grandes artères de Minsk, la capitale reconstruite à la soviétique après la Seconde Guerre mondiale, soldats et policiers affichent leur présence et
il n’y a pas de bancs pour s’asseoir.
«BoOks» a rendu compte de l’atmosphère régnant dans cet étrange pays en publiant un article de l’historien américain Timothy Snyder à propos du roman «Paranoïa» du
Biélorusse Viktor Martinovitch (mai 2011). Bestseller en Russie, le livre de ce jeune et brillant auteur a été
retiré des librairies de son pays deux jours après sa mise en vente.
Le modèle soviétique a la peau dure
Comment expliquer le maintien d’une dictature aussi caricaturale en Europe, neuf ans après la Révolution orange en Ukraine? Timothy Snyder, spécialiste de l’histoire d’Europe centrale et
orientale (1), invoque une attirance quasi pathologique pour le modèle soviétique, nourrie par l’effroyable traumatisme qu’a représenté l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale:
Environ un cinquième de la population a péri. Plus de 300.000 Biélorusses ont été exécutés au cours d’opérations anti-partisans menées par l’armée allemande, et des centaines de milliers
sont morts de faim dans les camps de prisonniers de guerre.»
Après avoir été élu en toute régularité en 1994, trois ans après l’indépendance issue de l’effondrement de l’URSS, le président Loukachenko a orchestré une «fable niant l’existence même de toute l’histoire biélorusse» avant la révolution
russe de 1917. Les manuels scolaires, d’abord décalqués des manuels soviétiques, ont été réécrits pour présenter la Russie comme la «maman» de la Biélorussie (l’expression est de Loukachenko lui-même).
Snyder évoque «le traitement du soulèvement de 1863-1864, quand des nobles et des paysans se révoltèrent contre l’Empire russe», lequel avait absorbé la Biélorussie sous
Catherine II: «Plutôt que de célébrer les insurgés, le manuel fait l’éloge du responsable russe qui les fit pendre.» En 1944 l’Armée rouge a sauvé le pays, après quoi l’URSS lui a
restitué les provinces occidentales, naguère rattachées à la Pologne.
La Biélorussie est aussi présentée comme ethniquement homogène, proche du monde russe. Alors que la majorité des Juifs russes vivaient en Biélorussie et que la quasi-totalité d’entre eux ont été
victimes de l’Holocauste, leur sort est ignoré, et «l’on démolit d’anciens quartiers juifs et des synagogues».
Le modèle économique, lui, est plus soviétique que nature. 80% des salariés sont employés par l’État (mais avec des contrats d’un an, afin de faire planer la menace d’une révocation en cas de
comportement douteux). Loukachenko a su flatter les dirigeants russes et obtenir, en échange, des subventions énergétiques. Ce faisant, le régime a pu garantir aux habitants «une certaine
sécurité économique. Il a à la fois réchauffé les cœurs russes avec sa rhétorique panslave et réchauffé les foyers biélorusses avec du gaz naturel à bon marché».
«La dernière dictature européenne»
|
LE LIVRE > «Belarus: The Last European Dictatorship» («Biélorussie: la dernière dictature européenne»), Yale University Press, 2012, 256 p. L’AUTEUR > Andrew Wilson est chercheur et
enseignant à la School of Slavonic and East European Studies, University College London.
|
Dans un article publié par la «London Review of Books», Jonathan Steele, qui fut correspondant du «Guardian» à Moscou, apporte un éclairage supplémentaire, en commentant
le livre récent d’un spécialiste britannique, Andrew Wilson.
Loukachenko a dû en partie son élection à la campagne anticorruption qu’il avait menée. Il a gardé ce cap. Il est parvenu à museler les ambitions de l’élite du monde des affaires et même, jusqu’à
tout récemment, à tenir à l’écart les oligarques russes. Il a assuré à son peuple davantage qu’une «certaine sécurité économique»: un réel progrès matériel.
En 2005, le FMI estimait que la Biélorussie avait «divisé par deux le nombre de pauvres en sept ans et évité les tensions sociales en maintenant la distribution de revenus la plus équitable
des pays de la région». De fait, un institut d’études d’opinion indépendant, installé en Lituanie, montre que, si les élections récentes ont bien été truquées, Loukachenko a bénéficié malgré
tout de l’approbation de la majorité de la population.
Les choses pourraient changer, car Gazprom, le géant de l’énergie russe, inféodé à Poutine, a finalement réussi à faire main basse sur Beltransgaz, le monopole biélorusse qui contrôle les
pipelines traversant le pays. La crise économique récente a durement frappé la population, et la cote de Loukachenko a chuté. Mais il n’y a pas de recours politique, la répression s’est encore
accrue, et les sondages montrent une population dans son ensemble résignée.
Mis à part les mouvements sporadiques de contestation qui éclatent de temps à autre, le seul signe tangible d’une évolution est que beaucoup de jeunes quittent le pays. Où vont-ils? En Russie,
bien sûr.