Source : Libération 14/03/17
Des milliers de personnes investissent les rues pour crier leur colère contre le «décret numéro 3», qui vise à lutter contre l'assistanat social. Une nouvelle lubie du président Loukachenko, au pouvoir depuis 23 ans.
Jusqu’à quinze jours de cachot, c’est la punition pour avoir participé à des manifestations qui ont agité ces dernières semaines plusieurs villes de Biélorussie. Les tribunaux de Brest, Orcha, Homiel ou encore Moguilev jugent et condamnent opposants politiques, militants et journalistes indépendants pour avoir pris part, ou simplement couvert, des rassemblements de mécontents qui protestent contre un nouvel impôt social.
Les protestations publiques ne sont pas une pratique courante au pays d’Alexandre Loukachenko, le «dernier dictateur d’Europe», qui a l’habitude de réprimer les manifestations et jeter ses opposants en prison. Mais depuis la mi-février, des milliers de personnes descendent régulièrement dans la rue, à travers tout le pays, pour crier leur colère contre le «décret numéro 3». Officiellement, le pouvoir cherche à lutter contre «l’assistanat social», en obligeant ceux qui travaillent moins de six mois par an à payer l’équivalent de 200 euros annuels, pour compenser les dépenses sociales de l’Etat. Mais, en ces temps de crise économique, cette mesure, baptisée dans le peuple «décret sur le parasitisme», en référence à la pénalisation du «parasitisme social» à l’époque soviétique, est perçue comme une taxe injuste visant les plus vulnérables.
Chômeurs, retraités, écrivains, etc.
Dans sa première mouture, adoptée en avril 2015, la mesure concerne principalement les chômeurs et les retraités, mais aussi des écrivains, des artistes et des mères au foyer. Soit près de 470 000 personnes qui ont reçu des courriers de la part des services fiscaux. Plus de 54 000 Biélorusses se sont déjà docilement acquittées de l’impôt. Mais quelques jours avant la date limite, fixée au 20 février, les mécontents ont décidé de descendre dans la rue. Contrairement à la tradition, les autorités n’ont pas dispersé les premiers rassemblements pacifiques et ont laissé faire les manifestants.
Plus surprenant encore, le très autoritaire Loukachenko s’est rétracté face au mécontentement populaire. Le 9 mars, il suspend pour un an la collecte de la taxe, le temps de parfaire la mesure, sans pour autant l’annuler. Le même jour, certaines catégories de personnes sont exclues de la liste : les mères s’occupant d’enfants de moins de 7 ans, les enfants qui gardent leurs parents malades, les jeunes gens en service militaire alternatif, les propriétaires d’exploitations vivrières. Mais les «marches des non-parasites» se poursuivent néanmoins les jours suivants et les interpellations se multiplient dans différentes villes.
Autoritarisme et paternalisme
«Ce décret est la dernière goutte qui a fait déborder le vase, commente Ioulia Shukan, sociologue à l’université Paris-Nanterre. En réalité, les problèmes sont beaucoup plus profonds. Cette mobilisation spontanée révèle les limites de la gouvernance économique de Loukachenko.»L’inamovible président biélorusse, au pouvoir depuis 23 ans, promeut un modèle économique paternaliste fondé sur la répartition des richesses, la stabilité de l’emploi et des retraites, un chômage faible et maîtrisé. Or, depuis 2014, l’économie est en récession : le pouvoir d’achat chute, les salaires stagnent, et même l’habituelle revalorisation des retraites, qui précède chaque élection présidentielle, n’a pas été mise œuvre en 2015. Le chômage, officiellement de 1%, est en réalité d’au moins 6%.
L’opposition politique, qui avait chèrement payé sa contestation des résultats de l’élection présidentielle en 2010, tente de capitaliser sur le mécontentement – on entend ça et là des slogans anti-Loukachenko –, mais le mouvement ne se départit pas, même après plusieurs semaines, de sa dimension sociale et économique. «Les gens sont sortis dans la rue non pas pour demander des réformes ou réclamer des libertés – la plupart votent sûrement pour Loukachenko –, mais pour exiger que le pouvoir remplisse son contrat social, prenne plus en charge les citoyens, insiste Shukan. Ce même pouvoir hésite actuellement entre la répression et la négociation.»
De fait, le président biélorusse se trouve dans une position délicate : écraser la contestation remettrait en cause les avancées dans les relations avec l’Union européenne, avec laquelle Minsk a engagé un rapprochement tactique depuis 2014. Pour prendre ses distances avec Moscou et obtenir la suspension des sanctions contre son régime, Loukachenko a fait une série de concessions en politique intérieure, en libérant des opposants. «C’est aussi ce desserrage de vis qui a poussé les gens à manifester, conclut l’experte. Mais ce n’est pas une révolution.»