Source : Le Monde 24/02/16
Trois anciens ministres de Jacques Chirac ont agi délibérément pour soustraire à la justice des mercenaires biélorusses soupçonnés d’être responsables de la mort de neuf soldats français et d’un humanitaire américain, en novembre 2004, dans le bombardement d’un camp de l’armée française à Bouaké, en Côte d’Ivoire. C’est à cette conclusion qu’est parvenue la juge d’instruction, Sabine Kheris, chargée de l’enquête depuis 2012.
Dans une ordonnance rendue le 2 février, dont des extraits ont été cités le 23 février par Le Canard enchaîné et le site Médiapart, la magistrate demande le renvoi devant la Cour de justice de la République (CJR) de Dominique de Villepin (à l'époque ministre de l'intérieur), de Michèle Alliot-Marie (défense) et de Michel Barnier (affaires étrangères), tous trois accusés d'avoir entravé l'action de la justice française. Ces hauts responsables politiques risquent jusqu'à trois ans de prison et 45 000 euros d'amende.
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« Il est apparu tout au long du dossier que tout avait été orchestré afin qu'il ne soit pas possible d'arrêter, d'interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement », résume la juge dans cette ordonnance que Le Monde Afrique a pu consulter en intégralité. Elle rappelle que les pilotes avaient été dûment « repérés, filmés, identifiés, surveillés… » avant le raid meurtrier par les services de renseignement français, qui n'ignoraient rien de leurs agissements.
En novembre 2004, après plus de deux ans de crise, le régime de Laurent Gbagbo avait décidé de passer à l'offensive contre les rebelles qui contrôlaient la moitié nord du pays, recrutant des équipages biélorusses pour mener des raids sur les positions ennemies. Déployée en tant que force d'interposition et chargée par l'Organisation des Nations unies de faire respecter le cessez-le-feu, l'armée française reçut l'ordre de Paris de ne pas bouger.
Mais ce 6 novembre 2004, ce sont les Français qui sont visés à Bouaké, vers 13 h 30, par l'un des deux Soukhoï SU-25 pilotés par des mercenaires biélorusses assistés de copilotes ivoiriens. Convaincu du caractère délibéré de ce bombardement Paris riposte aussitôt en détruisant l'ensemble de la flotte militaire de l'armée de Laurent Gbagbo. Fous de rage, les partisans du président ivoirien s'attaquent en représailles aux ressortissants français à Abidjan, pendant que militaires français et ivoiriens s'affrontent les armes à la main. Au total, plusieurs milliers de Français sont évacués en catastrophe du pays.
Riposte miliaire immédiate, mais inertie judiciaire totale. Curieusement, alors que le président Chirac rendit un hommage solennel aux soldats français tués dans la cour d'honneur des Invalides, en présence des plus hauts responsables de l'Etat, les autorités firent tout ce qui était en leur pouvoir pour ne pas avoir à traduire en justice les principaux suspects dans cette affaire. Pourquoi ?
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Si la quasi-guerre à laquelle se livrèrent le camp Gbagbo et les militaires français durant plusieurs jours peut être invoquée pour expliquerla fuite au milieu du chaos des pilotes et techniciens biélorusses – une quinzaine de personnes au total –, cet argument ne tient plus dès lors que les autorités du Togo interceptent à la frontière de leur pays huit Biélorusses voyageant dans un minibus en provenance de Côte d'Ivoire, via le Ghana, dix jours après le bombardement de Bouaké. Convaincus que cet aréopage est impliqué d'une manière ou d'une autre dans les événements sanglants de Côte d'Ivoire, les Togolais photocopient les pièces d'identité des suspects et les communiquent aux autorités françaises, par le truchement des représentants des services de coopération policière (intérieur) et la DGSE (défense) présents à Lomé.
« Une concertation à un haut niveau de l’Etat »
Mais quelques heures plus tard, à la grande stupéfaction des autorités togolaises, la réponse de Paris tombe : « La décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l'identique par le ministère de l'intérieur, le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères », note aujourd'hui la juge Kheris, qui ajoute : « Ce qui permet de penser à l'existence d'une concertation à un haut niveau de l'Etat et non au fait que des services subalternes ou techniques aient géré la situation. » Les mercenaires sont finalement relâchés, et s'évanouissent aussitôt dans la nature. Malgré des mandats d'arrêt finalement délivrés quelques mois plus tard par la justice française, ils courent toujours.
Auditionnés durant l'instruction ouverte au début de 2005 à Paris pour « assassinats et tentative d'assassinats », Dominique de Villepin a plaidé l'ignorance, tandis que Michèle Alliot-Marie se défaussait sur ses conseillers. L'ex-ministre de l'intérieur, pourtant très au fait des affaires ivoiriennes depuis son passage au Quai d'Orsay (2002-2004), affirme alors ne pas avoir été prévenu par ses services, qui auraient jugé l'affaire togolaise mineure. Son ex-collègue de la défense explique, quant à elle, avoir été dissuadée par son cabinet de saisir la justice en l'absence de « base légale ». Entendu dans le cadre de l'instruction, l'un de ses anciens conseillers juridiques, David Sénat, a assuré depuis n'avoir même pas été consulté à ce sujet.
Visiblement excédée par ces lignes de défense peu crédibles, la juge Kheris rappelle dans son ordonnance du 2 février que « Mme Alliot-Marie est docteur en droit et titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat » et que « M. Villepin est avocat, licencié en droit et énarque ». « Il était possible de dénoncer les faits en urgence au procureur de la République ou de l'aviser de la présence de ces pilotes au Togo, ajoute la magistrate. Un magistrat instructeur aurait été saisi en urgence et aurait délivré des mandats d'arrêt internationaux qui auraient permis d'appréhender en toute légalité ces pilotes. »
Et de conclure son ordonnance en ces termes lapidaires : « Les plus hautes autorités du ministère de l'intérieur, de la défense et des affaires étrangères avaient été prévenues de l'implication de certains des Biélorusses arrêtés au Togo dans l'assassinat de militaires français » et « en donnant l'ordre de ne rien faire, en ne prévenant pas le procureur de la République, elles savaient que ces pilotes seraient remis en liberté et échapperaient à la justice. »
Pourquoi ?
Pourquoi ? Si la volonté délibérée de ne pas faire justice est désormais établie, le mystère reste entier sur les raisons qui ont motivé une décision qui hante les familles des victimes. Me Jean Balan, l'avocat de plusieurs de ces familles, évoque une « manipulation franco-française » qui aurait mal tourné. Selon lui, l'équipage ivoiro-biélorusse du Soukhoï, manipulé par Paris, devait bombarder un bâtiment vide du camp français à Bouaké, fournissant ainsi le prétexte tant attendu par la France pour châtier le président Gbagbo et en finir avec une crise qui n'avait que trop durer. Un scénario qui, pour l'heure, reste à étayer dans le dossier d'instruction.
Autre hypothèse plausible : Paris a voulu éviter un procès qui aurait mis en lumière les turpitudes de sa gestion de la crise dans son ex-colonie. Enlisée en Côte d'Ivoire, vilipendée par toutes les parties au conflit, la France a sciemment laissé le président Gbagbo violer le cessez-le-feu dont elle était pourtant la garante, aux côtés d'une force de l'ONU sur place. Une inertie en forme de pari : soit l'offensive de Gbagbo était couronnée de succès, et le sort des rebelles en était jeté ; soit le président ivoirien perdait la partie et probablement le pouvoir à Abidjan, au profit par exemple d'un haut responsable militaire ivoirien très proche de la France.
En outre, un éventuel procès des mercenaires biélorusses à Paris aurait révélé au grand jour le rôle trouble d'un marchand d'armes français alors installé au Togo, Robert Montoya. C'est cet ancien gendarme de l'Elysée (sous François Mitterrand) qui, via le Togo, a acheminé en Côte d'Ivoire les avions et équipages des Soukhoï depuis la Biélorussie. Les services français pouvaient-ils ignorer ses agissements ? Difficile à avaler.
En définitive, les plus hautes autorités de l'Etat français ont peut-être voulu s'épargner cette cruelle vérité : neuf soldats français ont été tués et 38 autres blessés (dont certains très grièvement), sous les yeux de leurs camarades restés l'arme au pied, par un avion fourni par un intermédiaire français, avec l'assentiment tacite de Paris. Mais plus de onze ans après les faits, la justice française entend bien demanderdes comptes aux plus hauts responsables politiques aux commandes à l'époque.
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